Prosper Mérimée : “ TVRBVLENTA, ce n’est point une trop mauvaise épithète pour Vénus. ”

“Je m’accrochai sans trop de façons au cou de la Vénus, avec laquelle je commençais à me familiariser.  Je la regardai même un instant sous le nez, et la trouvai de près encore plus méchante et encore plus belle.  Puis je reconnus qu’il y avait, gravés sur le bras, quelques caractères d’écriture cursive antique, à ce qu’il me sembla. À grand renfort de besicles j’épelai ce qui suit, et cependant M. de Peyrehorade répétait chaque mot à mesure que je le prononçais, approuvant du geste et de la voix. Je lus donc :

VENERI TVRBVL…
EVTYCHES MYRO
IMPERIO FECIT

   Après ce mot TVRBVL de la première ligne, il me sembla qu’il y avait quelques lettres effacées ; mais TVRBVL était parfaitement lisible.

   ” Ce qui veut dire ?… ” me demanda mon hôte radieux et souriant avec malice, car il pensait bien que je ne me tirerais pas facilement de ce TVRBVL.

   ” Il y a un mot que je ne m’explique pas encore, lui dis-je ; tout le reste est facile. Eutychès Myron a fait cette offrande à Vénus par son ordre.

   – À merveille.  Mais TVRBVL, qu’en faites-vous ? Qu’est-ce que TVRBVL ?

   – TVRBVL m’embarrasse fort.  Je cherche en vain quelque épithète connue de Vénus qui puisse m’aider.  Voyons, que diriez-vous de TVRBVLENTA ? Vénus qui trouble, qui agite… Vous vous apercevez que je suis toujours préoccupé de son expression méchante.  TVRBVLENTA, ce n’est point une trop mauvaise épithète pour Vénus “, ajoutai-je d’un ton modeste, car je n’étais pas moi-même fort satisfait de mon explication.

   ” Vénus turbulente ! Vénus la tapageuse ! Ah ! vous croyez donc que ma Vénus est une Vénus de cabaret ?  Point du tout, monsieur ; c’est une Vénus de bonne compagnie.  Mais je vais vous expliquer ce TVRBVL…  Au moins vous me promettez de ne point divulguer ma découverte avant l’impression de mon mémoire.  C’est que, voyez-vous, je m’en fais gloire, de cette trouvaille-là… Il faut bien que vous nous laissiez quelques épis à glaner, à nous autres pauvres diables de provinciaux. Vous êtes si riches, messieurs les savants de Paris ! “

   Du haut du piédestal, où j’étais toujours perché, je lui promis solennellement que je n’aurais jamais l’indignité de lui voler sa découverte.

   ” TVRBVL…. monsieur, dit-il en se rapprochant et baissant la voix de peur qu’un autre que moi ne pût l’entendre, lisez TVRBVLNERAE.

   – Je ne comprends pas davantage.

   – Écoutez bien. À une lieue d’ici, au pied de la montagne, il y a un village qui s’appelle Boulternère.  C’est une corruption du mot latin TVRBVLNERA. Rien de plus commun que ces inversions. Boulternère, monsieur, a été une ville romaine.  Je m’en étais toujours douté, mais jamais je n’en avais eu la preuve.  La preuve, la voilà.  Cette Vénus était la divinité topique de la cité de Boulternère ; et ce mot de Boulternère, que je viens de démontrer d’origine antique, prouve une chose bien plus curieuse, c’est que Boulternère, avant d’être une ville romaine, a été une ville phénicienne ! “

   Il s’arrêta un moment pour respirer et jouir de ma surprise.  Je parvins à réprimer une forte envie de rire.

   “En effet, poursuivit-il, TVRBVLNERA est pur phénicien, TVR, prononcez TOUR… TOUR et SOUR, même mot, n’est-ce-pas ? SOUR est le nom phénicien de Tyr ; je n’ai pas besoin de vous en rappeler le sens. BVL, c’est Baal ; Bâl, Bel, Bul, légères différences de prononciation.  Quant à NERA, cela me donne un peu de peine. Je suis tenté de croire, faute de trouver un mot phénicien, que cela vient du grec νηρός, humide, marécageux. Ce serait donc un mot hybride. Pour justifier νηρός, je vous montrerai à Boulternère comment les ruisseaux de la montagne y forment des mares infectes.  D’autre part, la terminaison NERA aurait pu être ajoutée beaucoup plus tard en l’honneur de Nera Pivesuvia, femme de Tétricus, laquelle aurait fait quelque bien à la cité de Turbul. Mais à cause des mares, je préfère l’étymologie de νηρός. “

   Il prit une prise de tabac d’un air satisfait.

   ” Mais laissons les Phéniciens, et revenons à l’inscription. Je traduis donc : “À Vénus de Boulternère Myron dédie par son ordre cette statue, son ouvrage.”

Mérimée, La Vénus d’Ille (1837)